Chapitre 13

 

RETOURNER LE SABLIER

 

 

— Dwahvel, vous savez ce que vous aurez à faire dans tous les cas de figure ?

Entreri et elle s’étaient retrouvés de façon impromptue dans la ruelle familière, derrière le Cuivre Ante.

Un secteur protégé de la sorcellerie grâce aux ressources étendues de la halfeline.

— Dans tous les cas de figure que vous venez d’exposer, confirma-t-elle en esquissant un petit sourire satisfait.

— Alors vous êtes parée à tout, lui déclara Entreri, sans la moindre hésitation.

Il lui sourit à son tour, d’un air confiant.

— Vous avez vraiment tout envisagé ? insista-t-elle. Nous parlons d’elfes noirs, maîtres ès manipulations, tisseurs de leur propre réalité et de ses règles…

— Mais ceux-là ne sont plus sur leur territoire. Ils ne comprennent pas tout à fait Portcalim et sa population, la rassura l’assassin. À leurs yeux, le monde entier est une extension de Menzoberranzan. Ils jugent les réactions des humains à l’aune des leurs. Je suis iblith, donc inférieur et donc incapable, selon leur façon de penser, de bouleverser leur univers comme je m’apprête à le faire…

— L’heure est venue ? fit Dwahvel, dubitative. Ou est-ce vous qui précipitez les choses ?

— Je n’ai jamais été patient…

Loin de reprendre son sérieux, il sourit de plus belle.

— Prenez garde, mon compétent ami, à ne pas vous perdre dans toutes ces réalités…

Entreri allait se rembrunir quand il s’avisa du bien-fondé du conseil. De son propre aveu, il livrait une partie délicate contre les adversaires les plus redoutables auxquels il ait jamais eu affaire. Au mieux, ses chances de succès – donc de survie – dépendraient de ses réflexes. Tout se jouerait en une fraction de seconde… Et si la déveine s’en mêlait, tout serait fichu. Il ne s’agirait plus des frappes de haute précision d’un tueur chevronné, mais de la réaction désespérée d’un homme aux abois.

Mais en regardant son amie, son assurance lui revint. En cela, il le savait, Dwahvel ne le décevrait pas. Elle jouerait son rôle dans ce processus de création de réalités.

— Si vous réussissez, je ne vous reverrai pas. Et si vous échouez, je ne verrai jamais non plus votre cadavre…

Entreri prit cette déclaration pour l’aveu d’affection qu’elle était en réalité. Chose rare chez lui, il se fendit d’un sourire sincère.

— Vous me reverrez, Dwahvel. Les drows se lasseront de Portcalim et retourneront dans les abysses qu’ils n’auraient jamais dû quitter. Dans quelques mois ou quelques années… mais ça arrivera. C’est dans leur nature. Rai-guy et Kimmuriel ont compris que Bregan D’aerthe n’avait aucun intérêt à se développer dans notre monde. Dès que les elfes noirs seront démasqués, une guerre éclatera. Et à cette perspective, le magicien et Kimmuriel sont verts de rage par avance… Après tout, c’est la cause de leur colère contre Jarlaxle. Alors, ils s’en iront. Mais vous resterez et je reviendrai.

— Si les drows ne vous tuent pas maintenant, dois-je comprendre que votre route sera moins dangereuse une fois que vous serez parti ? demanda la halfeline en grognant, mais en ne pouvant s’empêcher de sourire. Existe-t-il une route facile pour Artémis Entreri ? Ça m’étonnerait. Avec votre nouvelle arme et votre gantelet, vous passerez sûrement à l’élimination des magiciens. Et bien sûr, tôt ou tard, l’un d’eux comprendra tout, s’avisera des limites de vos jouets et fera de vous un cadavre calciné… (Elle gloussa tout en secouant la tête.) Pourquoi pas Khelben, Vangerdahast ou Elminster en personne ? Au moins, vous auriez une mort rapide.

— J’ai dit que je n’étais pas patient.

À sa surprise, Dwahvel prit son élan pour lui sauter au cou… Elle se dégagea presque aussi vite, se ressaisissant.

— Pour vous porter chance. Et rien de plus… Il va sans dire que je préfère votre victoire à celle des drows !

— Moi aussi ! s’exclama le tueur afin de conserver un caractère enjoué à la discussion.

Il savait ce qui l’attendait : une mise à l’épreuve brutale de ses talents – au grand complet – et de son sang-froid. Il longeait le précipice… Une fois de plus, il se rappela qu’il pouvait compter sur Dwahvel Tiggerwillies, la plus compétente des halfelins. La dévisageant, il comprit qu’elle entrait pleinement dans l’esprit de sa dernière remarque et ne lui donnerait pas la satisfaction d’admettre qu’elle le considérait comme un ami…

Sinon, elle aurait déçu Artémis Entreri.

— Attention à ne pas vous fourvoyer dans vos propres subterfuges ! ajouta-t-elle alors qu’il se fondait déjà dans l’ombre.

Un avertissement qu’il prit à cœur. Le nombre de cas potentiels et de leurs combinaisons était prodigieux.

En ces temps critiques, l’improvisation pourrait le garder en vie. Après tout, n’avait-il pas passé sa vie à l’ombre du désastre ? Contraint des dizaines et des dizaines de fois de s’en remettre à sa sagesse et à l’improvisation… Il tenait déjà prêts des plans de secours pour parer à toute éventualité. S’il comptait essentiellement sur lui-même, tout en se fiant quand il y était obligé à ceux qu’il avait stratégiquement placés autour de lui, il ne se leurrait pas. Au cas où se produiraient un événement imprévu, une éventualité lui ayant échappé, ou un tournant de dernière minute impossible à négocier, il mourrait.

Et avec Rai-guy, une chose était certaine : sa fin serait atroce.

 

***

 

Dans une des rues grouillantes d’activité de Portcalim, le passant le moins remarquable l’était en réalité… le plus. Déguisé en mendiant, Artémis Entreri se faufilait d’ombre en ombre, sans attirer l’attention.

Son but ? Ne jamais perdre de vue sa proie.

Sharlotta Vespers remontait l’avenue, sans même tenter de passer inaperçue. Figure de proue de la Maison Basadoni, elle s’aventurait dans le secteur du dangereux Pacha Da’Daclan. Certains citadins lui jetaient au passage des regards haineux, mais nul n’oserait se dresser contre elle. Sur ordre de Rai-guy, elle avait sollicité un entretien, obtenu sous la protection du magicien. Avec une assurance frôlant la bravade, elle allait au rendez-vous.

Elle semblait ignorer qu’un des espions qui la tenaient à l’œil n’était pas aux ordres de Da’Daclan.

Ayant à plusieurs reprises travaillé pour les Ratisseurs, Entreri connaissait bien le quartier. Le comportement de Sharlotta lui indiqua qu’elle se rendait à un rendez-vous. Il eut tôt fait de déduire où la rencontre se tiendrait. Mais quelle importance revêtait-elle aux yeux de Kimmuriel et de Rai-guy ? Cela, il l’ignorait.

Surveilles-tu ses faits et gestes grâce à tes étranges pouvoirs mentaux, Kimmuriel ?

Il passa en revue ses plans de secours. Au fond, il doutait que les deux drows, très accaparés eux aussi par leurs intrigues, soient disposés à perdre leur temps à suivre Vespers pas à pas. Pourtant, mieux valait ne pas écarter la possibilité. Dans ce cas, il le saurait bientôt. Restait à espérer qu’il serait prêt à tout et apte à adapter ses réactions en conséquence.

Doublant Sharlotta, il prit des ruelles latérales, grimpant parfois même sur les toits. Peu après, il atteignit la résidence où la jeune femme, d’après ses prévisions, devait entrer… Une hypothèse vite confirmée par la présence d’une sentinelle sur le toit, surveillant la ruelle opposée…

Silencieux comme la mort, Entreri se faufila derrière le type, qui ne se doutait de rien. Prudent, sachant qu’il y aurait d’autres sentinelles, il prit du temps pour tâcher de repérer les autres gardes : il y en avait deux sur un toit opposé, et un quatrième sur un toit voisin du sien, un peu en retrait.

Il les étudia longuement, surveillant leurs moindres faits et gestes. Et évalua leur degré de concentration. Enfin certain de leur inattention, il frappa puis tira sa première victime derrière une lucarne.

L’instant d’après, les quatre sentinelles du Pacha Da’Daclan parurent être toujours en place comme si de rien n’était – Entreri s’étant substitué au mort. Suivie par deux gardes de Da’Daclan, Sharlotta Vespers apparut comme prévu.

Entreri fit rapidement le compte. Cinq ennemis donc… Six en comptant la jeune femme. Et combien de complices prêts à accourir, mêlés aux citadins qui déambulaient dans l’avenue ? Il ne se faisait pas d’illusions.

Entreri se lança : roulant au bord du toit de la résidence – qui comptait un étage –, il se suspendit dans le vide en s’accrochant d’une seule main à la gouttière… et atterrit en souplesse près de Sharlotta.

— Un piège ! chuchota-t-il en se tournant vers les deux soldats, bras levé. Kimmuriel a prévu un portail dimensionnel pour notre fuite : sur le toit.

Sharlotta passa si vite de l’étonnement à la colère, puis au calme, que seul Entreri surprit ses changements d’expression. Avoir mentionné Kimmuriel donnait du poids à l’affirmation qu’il s’agissait d’un piège.

— Je me charge d’elle, lança-t-il aux gardes.

Derrière lui, il entendit deux sentinelles sur les trois sauter à terre pour venir aux nouvelles. Celle qui se trouvait du même côté de la rue que lui était également descendue.

— Qui êtes-vous ? demanda, sceptique, un des gardes qui suivaient Sharlotta.

Il glissa une main sous sa cape pour empoigner le pommeau de son épée finement ouvragée.

— Allez, chuchota Entreri à la jeune femme.

Comme elle hésitait, il employa les grands moyens, dégainant sa fameuse dague sertie de joyaux et la Griffe de Charon. Cape écartée, il se dévoila dans toute sa splendeur, et bondit à l’attaque.

Ils dégainèrent leurs armes. Le garde le plus proche para la première estocade en reculant – le but visé par Entreri. Le second eut moins de chance. D’une torsion du poignet, le tueur tendit sa dague et toucha son adversaire au ventre alors qu’il tentait de s’approcher pour parer.

Les autres se rapprochaient. Il n’eut pas le temps de s’assurer de son trépas, mais savoura son horreur… La dague ensorcelée but l’énergie vitale de l’homme. Les mains crispées sur le ventre, il s’effondra en hurlant à la mort, malgré sa blessure superficielle.

Entreri se détourna. Sharlotta Vespers tentait de grimper sur un toit.

Le premier garde revint à la charge, imité par un deuxième, qui venait de la droite. Le tueur était pris en tenailles. Deux autres types foncèrent aussi sur lui. Épée pointée, Entreri pivota à droite puis à gauche… puis de nouveau à droite pour mieux déstabiliser ses attaquants. Il affronta le plus proche, qui maniait bien l’épée et le poignard. Mais dès que le gaillard bloquait une feinte, Entreri modifiait l’angle d’attaque. Après de longues secondes où le métal frappa furieusement le métal, le tueur blessa son adversaire au bras droit…

Entreri pivota à toute vitesse, la Griffe de Charon bloquant l’attaque d’un autre soldat qui prétendait le surprendre par-derrière et, du même élan, toucha à la poitrine l’homme blessé dont la garde s’était relâchée. Simultanément, l’épée diabolique laissa une traînée noirâtre – à l’horizontale, pas à la verticale, sans gêner la vision des soldats… Mais le phénomène les dérouta assez pour laisser à Entreri le temps d’éliminer le type qui revenait sur sa droite. Puis, multipliant les moulinets, il créa un paravent opaque qui plongea les trois hommes restants dans la confusion. Après s’être concertés, ils chargèrent à travers l’écran de cendres… et découvrirent que le tueur avait disparu.

Du haut d’un toit, Entreri les observa en secouant la tête, amusé par tant d’ineptie. Il s’attachait de plus en plus à sa précieuse épée.

— Où ? demanda Sharlotta, de l’autre côté du toit.

Entreri lui jeta un regard curieux.

— Le portail ? précisa-t-elle. Où est-il ?

— Da’Daclan a dû intervenir… (En secret, il se félicita que Kimmuriel et Rai-guy ne surveillent pas la jeune femme de plus près.) Ou on aura peut-être décidé de nous laisser, après tout…

Semer le doute et la confusion dans l’esprit de sa rivale n’était pas pour lui déplaire.

Elle se contenta de plisser le front.

Dans l’allée, en contrebas, les soldats qui n’avaient pas baissé les bras commencèrent à ratisser le secteur, rappelant au tueur qu’il était toujours en territoire hostile. Il fit signe à Sharlotta de le suivre, puis bondit de toit en toit, sauta dans une ruelle et descendit dans les égouts. Après l’assassinat récent de Domo, Entreri n’était pas ravi de s’y aventurer si tôt. Il limita son incursion pour gagner rapidement un territoire plus familier, sous celui de Da’Daclan, et plus proche de la Maison Basadoni. Enfin, l’allée du Cuivre Ante atteinte, il s’arrêta.

Plus courroucée que reconnaissante, et nourrissant de gros doutes sur les causes et la nécessité de cette fuite subite à travers Portcalim, Sharlotta fit mine de s’éloigner sans daigner jeter au passage un dernier regard à son compagnon.

Qui la força à s’immobiliser, épée tendue devant sa gorge.

— Je ne crois pas…

Elle lui jeta un coup d’œil par en dessous. Il lui fit signe de la suivre dans l’établissement de Dwahvel.

— Qu’est-ce que ça signifie ?

— C’est votre unique chance de continuer à respirer.

Comme elle refusait d’avancer, il l’agrippa par un coude et la poussa devant lui dans la ruelle avec une force surprenante. Épée pointée au creux des reins de la jeune femme, il l’« encouragea » à entrer dans l’auberge.

Ils passèrent par une entrée dissimulée qui donnait dans la ruelle et pénétrèrent dans une petite pièce où trônait une chaise solitaire. Sans ménagement, le tueur y fit asseoir sa prisonnière.

— Auriez-vous perdu le peu de bon sens qui vous restait ? demanda la femme.

— Est-ce moi qui vends des secrets aux elfes noirs ?

Le regard qu’elle lui jeta avant de se reprendre en dit long.

— Nous négocions tous les deux en fonction de la nécessité ! s’indigna-t-elle.

— Négocier ? Ou jouer un double jeu ? Il y a une nuance ! Même avec les elfes noirs…

— Un discours d’imbécile ! répondit sèchement Sharlotta.

— Est-ce vous qui êtes en fâcheuse posture ou moi ?

Dague au poing, Entreri se campa devant elle et la dévisagea. Il ne bluffait pas. Sharlotta connaissait les pouvoirs de l’horrible dague.

— Pourquoi aviez-vous rendez-vous avec le Pacha Da’Daclan ? demanda-t-il de but en blanc.

— À Dallabad, les « changements de main » ont éveillé les soupçons.

Une réponse franche – bien qu’incomplète.

— Rien de nature à inquiéter Jarlaxle, cependant…

— Pourtant, le danger est là. (Entreri ne fut pas dupe : Sharlotta improvisait.) Je devais assurer le pacha que le calme allait revenir partout, dans les rues comme ailleurs.

— Que l’expansion de la Maison Basadoni touchait à sa fin ? demanda Entreri, d’un air sceptique. Et quand Jarlaxle passera à sa prochaine conquête, vos mensonges suffiront, d’après vous ?

— Sa prochaine conquête ?

— Vous pensiez que les ambitions de notre chef allaient s’arrêter là ?

Sharlotta prit le temps de la réflexion.

— J’ai entendu dire que la Maison Basadoni allait cesser sa politique agressive. C’est ce qu’il semble, en tout cas. Tant qu’il n’y aura plus d’influences extérieures…

— Comme les espions de Dallabad.

La femme hocha la tête – un peu trop vivement, au goût d’Entreri.

— Alors, les ambitions de Jarlaxle apaisées, on pourra tous en revenir à la routine, moins remuante et moins dangereuse.

Sharlotta ne répondit pas.

Entreri sourit. Elle venait de lui mentir de façon éhontée. Par le passé, Jarlaxle aurait été tout à fait capable de jouer à ces petits jeux avec ses subalternes, conduisant par exemple le tueur dans une direction et Sharlotta dans une autre… Mais le mercenaire était maintenant soumis à la faim dévorante de Crenshinibon. Les renseignements de Dwahvel le confirmaient. Une vérité aux antipodes des mensonges de Sharlotta…

En allant voir le Pacha Da’Daclan sur ordre de Jarlaxle – en réalité, sur les injonctions de Kimmuriel et de Rai-guy -, Sharlotta confirmait au tueur que le temps jouait contre lui.

Il marqua une pause et assimila ces informations. Où et quand la lutte intestine qui couvait depuis quelque temps éclaterait-elle au grand jour ?

Sharlotta étudiait attentivement Entreri – qui s’en rendit compte.

Avec la grâce et la rapidité d’un matou en chasse, Sharlotta tomba de la chaise sur un genou tout en lançant une dague au tueur, le visant au cœur.

Elle fonça vers une autre sortie, tout aussi dissimulée que la première.

Entreri intercepta larme au vol, la retourna entre ses doigts et la jeta sur la porte vers laquelle se précipitait la jeune femme.

Qui ouvrit des yeux ronds.

La seconde suivante, le tueur empoigna Sharlotta par un bras pour la forcer à se tourner vers lui et la gifler.

Elle dégaina une autre dague – du moins, elle tenta de le faire. Il lui saisit le poignet et le lui tordit violemment, la forçant à lâcher prise. La dague de Sharlotta tomba à terre. Il la tira vers lui puis lâcha prise. Il bondit ensuite devant la femme et la gifla de nouveau avant de l’agripper par les épaules pour la repousser contre la chaise.

— Vous ne comprenez même pas ceux avec qui vous jouez à ces jeux stupides ! lui jeta-t-il au visage. Ils vous utiliseront puis vous rejetteront, vous, une iblith, une non-drow… un rebut ! Rai-guy et Kimmuriel doivent être les pires xénophobes parmi les lieutenants de Jarlaxle… Vous ne gagnerez rien à vous associer à eux, Sharlotta l’Imbécile ! Sinon une mort horrible.

— Et Jarlaxle ?

Le genre de cri instinctif que le tueur avait escompté… L’aveu qu’elle était de mèche avec les deux prétendants au trône de Bregan D’aerthe…

Il recula un peu, la laissant avachie sur son siège.

— Je vous offre une dernière chance. Non pas par sympathie ou estime – vous ne m’en inspirez aucune. Mais parce que vous détenez une chose que je veux.

Sa jupe lissée et son corsage rajusté, Sharlotta se drapa dans sa dignité.

— Dites-moi tout : où, quand et comment. J’en sais plus que vous croyez, alors cessez de jouer avec moi.

Elle fit la grimace et prit un air sceptique.

— Vous ne savez rien. Sinon, vous mesureriez à quel point vous êtes idiot…

Ces mots tombés de sa bouche, Entreri fondit sur elle pour lui tirer les cheveux en arrière d’une main et lui presser sa terrifiante dague contre la gorge de l’autre.

— Dernière chance, répéta-t-il. Et souvenez-vous, très chère Sharlotta : je ne vous aime pas.

Les yeux plongés dans ceux du tueur, la femme déglutit avec peine. Elle connaissait la réputation de l’assassin. Domptée, elle céda et livra le plan – tout ce qu’elle en savait –, jusqu’à la méthode que Kimmuriel et Rai-guy comptaient utiliser pour mettre l’Éclat de cristal hors d’état de nuire – une sorte de lanterne faite de magie psychique.

Bien sûr, rien de tout ça ne surprit Entreri. Pourtant, se l’entendre confirmer le choqua, lui rappelant la précarité de sa situation… Comme il était devenu vulnérable ! Il ressassa son mantra…

Créer sa propre réalité au cœur de la toile…

Après tout, Kimmuriel et Rai-guy n’étaient pas les deux seuls joueurs en lice.

S’écartant de la prisonnière, Entreri se dirigea vers la porte qui donnait à l’intérieur de l’établissement et récupéra sa dague. Il toqua trois fois.

Peu après, la porte s’ouvrit, et, très étonnée, Dwahvel Tiggerwillies apparut.

— Pourquoi êtes-vous venu ? demanda-t-elle à Entreri avant de s’interrompre lorsqu’elle croisa le regard de Sharlotta.

Elle se tourna de nouveau vers Entreri, passant de la surprise à la colère.

— Qu’avez-vous fait ? Je refuse de me mouiller dans les rivalités intestines des Basadoni !

— Vous ferez ce qu’on vous dit, répliqua le tueur, glacial. Vous garderez ici, au calme, votre invitée jusqu’à mon retour.

— Votre retour ? Quelle est cette idiotie ? demanda Dwahvel d’un air sceptique, regardant tour à tour Entreri et Sharlotta.

— La prochaine insulte vous coûtera votre langue, fit Entreri, jouant à merveille la comédie. Vous suivrez mes instructions. Rien de plus, rien de moins. Quand tout sera fini, Sharlotta vous remerciera de l’avoir gardée en sécurité par des temps si troublés.

Dwahvel chercha le regard de la jeune femme… qui acquiesça légèrement.

— Dehors ! lança Tiggerwillies en se retournant vers l’assassin.

Entreri tourna les yeux vers la porte qui donnait sur l’allée, si bien intégrée au mur que seule une fine ligne trahissait sa présence.

— Pas celle-là, ajouta la halfeline. Elle s’ouvre uniquement de l’extérieur. Par là…

Joignant le geste à la parole, elle le poussa dans la bonne direction, hors de la pièce. Une fois le seuil franchi, elle se retourna pour verrouiller la porte.

— On en est déjà là ? souffla-t-elle lorsqu’ils se retrouvèrent tous les deux seuls dans le couloir.

Entreri hocha la tête d’un air grave.

— Mais vous êtes décidé ? Malgré cet imprévu ?

D’un sourire, le tueur lui rappela que rien, pour lui, n’était imprévu.

Dwahvel acquiesça.

— Une improvisation logique…

— Vous savez ce que vous avez à faire, répéta Artémis.

— Et jusqu’ici, je pense avoir fait honneur à mon rôle, dit Dwahvel avec un sourire.

Le couloir remonté, ils atteignirent une autre porte qui donnait dans la rue.

— Trop. Je ne plaisantais pas quand j’ai menacé de vous arracher la langue.

Sur ces mots, il s’éclipsa, laissant sa compagne ébranlée. Après un moment, elle gloussa. Si elle continuait à l’insulter, Entreri ne mettrait pas sa menace à exécution. À la réflexion, elle en était quasi convaincue.

Quoique… Avec Artémis Entreri, qui savait… ?

 

***

 

Avant l’aube, le tueur avait quitté la ville. Il galopait à bride abattue en direction de Dallabad – sur un cheval subtilisé à son propriétaire. Il connaissait bien la route, souvent encombrée par des hordes de mendiants ou infestée de bandits de grand chemin. Mais il ne ralentit pas. Le soleil se levant derrière son épaule gauche, il redoubla encore l’allure. Vaille que vaille, il devait rallier Dallabad à temps.

Il avait dit à Dwahvel que Jarlaxle était revenu à la tour de cristal, et qu’il fonçait l’y rejoindre. La halfeline ne perdrait pas une minute à remplir son rôle. Et une fois Sharlotta libérée…

À quelque distance de son but, Entreri aperçut le sommet de la tour… des tours. Car il en voyait bien deux, se dressant dans le lointain comme si elles s’étiraient vers les lueurs de l’aube.

Il ignorait ce qu’il s’était passé, et ne s’en souciait pas. À en croire ses nombreuses sources – des informateurs indépendants de Rai-guy, de Kimmuriel et de leurs nombreux laquais –, Jarlaxle était dans la tour de cristal.

Peu après, Entreri se sentit observé. La magie de scrutation… Désespéré, il rentra la tête dans les épaules et poussa le cheval volé à dépasser ses limites, résolu à tenir les délais inhumains qu’il s’imposait à lui-même.

 

***

 

— Il court rejoindre Jarlaxle et nous ignorons ou Sharlotta Vespers a disparu…, dit Kimmuriel à Rai-guy.

Berg’inyon Baenre, Rai-guy et lui regardaient l’humain galoper loin de Portcalim.

— Sharlotta est peut-être restée chez le Pacha Da’Daclan, répondit Rai-guy. Nous n’en savons rien.

— À nous d’éclaircir ce point ! grommela le psionique, nerveux et frustré.

Rai-guy lui jeta un coup d’œil.

— Doucement, mon ami. Artémis Entreri n’est pas une menace pour nous. Seulement un gêneur. Après tout, mieux vaut que les vermines se regroupent.

— La victoire n’en sera que plus fulgurante et plus complète, approuva Berg’inyon.

Songeur, Kimmuriel leva une petite lanterne carrée dont un seul des côtés n’était pas obturé. Yharaskrik la lui avait remise avec une assurance : dès qu’elle éclairerait Crenshinibon, les pouvoirs de l’artefact en seraient rognés. Des effets temporaires, avait prévenu l’illithid qui doutait que quoi que ce soit puisse longtemps tenir en respect l’Éclat de cristal.

Mais qu’Artémis Entreri soit ou non aux côtés du mercenaire, ça ne prendrait pas longtemps. Une fois l’artefact désactivé, la chute de Jarlaxle serait rapide – et définitive. Et celle de ses partisans, dont Entreri, aussi.

Une merveilleuse journée en perspective ! Ou plus précisément, une nuit de rêve… Rai-guy et Kimmuriel comptaient frapper cette nuit même, quand les pouvoirs de Crenshinibon seraient au plus bas.

 

***

 

— Il est idiot, dit Dwahvel Tiggerwillies, mais il agit honnêtement. (Elle venait de rejoindre Sharlotta dans la pièce.) Je vous en prie, essayez de le comprendre…

La jeune prisonnière lui jeta un regard incrédule.

— Oh, il est parti maintenant. Vous ne devriez pas prendre racine non plus.

— Je croyais que j’étais votre prisonnière.

Dwahvel gloussa.

— Pour toujours ? Artémis Entreri a peur, et vous devriez trembler aussi ! J’avoue que je ne connais pas grand-chose aux elfes noirs mais…

— Les elfes noirs ? se récria Sharlotta, feignant la stupéfaction. Quel rapport avec eux ?

Dwahvel éclata de rire.

— Entre Dallabad et la Maison Basadoni, le secret s’est éventé. La faune des rues sait maintenant qui gouverne dans l’ombre.

Sharlotta marmonna quelque chose à propos d’Entreri, mais la halfeline l’interrompit :

— Il ne m’a rien dit. Croyez-vous que j’irais importuner des personnages aussi importants que lui pour obtenir des informations banales comme celles-là ? On peut dire ce qu’on veut de moi, mais je ne suis pas née de la dernière pluie !

Sharlotta, adossée à son siège, la dévisagea longuement.

— Vous croyez en savoir long alors qu’il n’en est rien. Un jeu dangereux…

— Je sais seulement que je ne veux rien avoir à faire avec vos manigances ! Que ce soit du côté de la Maison Basadoni ou de celui de l’oasis Dallabad… Pas plus que je ne tiens à m’interposer entre Artémis Entreri et Sharlotta Vespers.

— Pourtant, vous voilà déjà impliquée…

Les yeux noirs de la jeune femme pétillèrent.

Dwahvel secoua la tête.

— Je continuerai à agir en fonction de la situation. Rien de plus.

— Alors… Je suis libre de partir ?

Acquiesçant, Dwahvel s’écarta, lui laissant la voie libre en direction de la porte.

— Je suis revenue sitôt que j’ai été certaine qu’il était loin. Désolée, mais je ne chercherai pas une alliée en vous, si ça doit me faire un ennemi d’Artémis Entreri.

Sharlotta dévisageait toujours la surprenante halfeline. Que répondre à ce genre de logique ?

— Où est-il parti ?

— Loin de Portcalim, m’assure-t-on. À Dallabad, peut-être ? Ou au-delà encore… Loin du Calimshan, qui sait ? Si j’étais Artémis Entreri, je n’hésiterais pas.

Au fond, Sharlotta était entièrement de cet avis.

Encore déroutée par ce qui venait de lui arriver, elle n’était néanmoins pas dupe du « sauvetage » d’Entreri – un enlèvement visant à lui tirer les vers du nez. Et la manœuvre avait parfaitement réussi…, s’avisa la jeune femme, horrifiée. Elle en avait dit beaucoup plus qu’elle aurait dû. Rai-guy et Kimmuriel ne le lui pardonneraient jamais.

L’esprit en ébullition, elle quitta le Cuivre Ante. Les elfes noirs la retrouveraient vite… Elle hocha la tête et, à toute vitesse, elle fonça vers la Maison Basadoni. Elle préviendrait Rai-guy et Kimmuriel de la perfidie d’Entreri.

 

***

 

Le soleil était bas à l’horizon, à l’est. Le cavalier solitaire inspira à fond. Entreri avait laissé du temps s’écouler. Comme convenu, Dwahvel avait relâché Sharlotta. Sans nul doute, la femme avait foncé prévenir Rai-guy et Kimmuriel… mettant ainsi tout en branle.

À condition que Rai-guy et les autres elfes noirs soient encore à Portcalim.

À condition que Sharlotta Vespers n’ait pas compris le petit jeu de son ravisseur et filé en sens inverse se mettre à l’abri…

À condition que les elfes noirs n’aient pas retrouvé Vespers au Cuivre Ante et tout démoli. Auquel cas Dallabad et l’Éclat de cristal étaient déjà entre les mains de Rai-guy…

À condition d’ailleurs que Kimmuriel et le magicien n’aient pas plutôt décidé de retourner à Menzoberranzan.

Et à condition que Jarlaxle soit toujours à Dallabad…

Cette dernière clause inquiétait beaucoup Entreri. Dans une longue série d’équations à plusieurs inconnues, le mercenaire, de par sa nature imprévisible, incarnait la plus fluctuante des données.

Si Jarlaxle avait quitté Dallabad… cela flanquerait-il tout par terre ? Kimmuriel et Rai-guy élimineraient-ils sans peine Entreri ?

Le tueur chassa ses doutes et ses appréhensions. Tout ça ne lui ressemblait pas. Voilà pourquoi il détestait tant les elfes noirs qui, pour un peu, l’auraient acculé à l’indécision et forcé à éprouver un sentiment d’insuffisance…

Toutes choses qu’il avait en horreur.

À Menzoberranzan, Artémis Entreri, l’efficacité faite homme, s’était senti on ne peut plus insignifiant.

La réalité est ce qu’on en fait, se rappela-t-il.

En l’occurrence, c’était lui le maître du jeu. Rai-guy, Kimmuriel, Sharlotta, Jarlaxle et jusqu’à l’Éclat de cristal ne menaient plus le bal.

Entreri jeta un autre coup d’œil au soleil, puis aux imposantes tours jumelles dressées au milieu de la palmeraie.

Cette fois, il avait retourné le sablier.

Le temps s’écoulait…

Le cavalier talonna de plus belle sa monture et la poussa au triple galop en direction de l’oasis.

Serviteur du Cristal
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